11              Minéralisme minimaliste


Place Pey Berland,
place de la mairie de Bordeaux

« La place Rouge était blanche », quelle chance au pays des soviets. Ici ce n’est pas du même tabac, « La place grise était grise », diront les visiteurs.

Grise comme la sortie d’un conseil des ministres de droite sans Roselyne Bachelot, grise comme la sortie d’un conseil des ministres de gauche sans Jack Lang, grise comme le béton que l’on laisse, grise comme une carte grise.

On croit même les pigeons disparus tellement il se confondent avec le sol. Dommage que les cabots ne crottent pas gris ! Ce serait le monochrome, label art content pour rien, genre bleu de Klein versus gris déclin, sauf l’odeur.

Foutre c’est gris ! Gris, mais sans gris-gris pour autant, gris sans autre forme de procès, gris tout seul, gris minimaliste.

Gris certes, mais gris propre sur lui, pas « du gris que l’on prend dans ses doigts et que l’on roule », pas un brin d’herbe ici. L’arbre de Noël égaré s’est senti d’un vert pas possible, genre exhibitionniste. La messe ne fait plus recette, tu vois le monde en gris en entrant, tu vois le monde en gris en sortant.

Gris, le vin de messe n’y est pour rien, la place est grise bien élevée, sans avoir bu un coup de trop. Grise mais pas grisée.

Il y avait place Rohan un adorable petit édifice aux fers forgés délicieux avec escaliers tournants servant d’entrée aux vespasiennes. Exit. Et les types de la protection du secteur sauvegardé, fonctionnaires de la pierre et du reste, qu’est-ce qu’ils font ? On peut sacrifier des pierres comme cela sans se faire taper sur les digues ? Trop demander de le transformer en garage à vélo ou de le laisser en vespasienne ? On ne peut plus, comme autrefois, boire un peu d’eau aux fontaines, ni uriner gratuitement, ni s’installer sur des bancs qui se font rares et qui sont souvent sans dossiers, et on ne connaît pas les places à l’italienne autour de fontaines où l’on s’assoit sous l’arbre.

Un tantinet néostalinien, genre les artistes n’ont pas envie d’y habiter mais ça pourrait abriter un bureau politique d’un parti gris sans laisser d’adresse mais pas d’un parti d’en rire.

C’est une morne plaine grise, ce n’est pas la débâcle, ce n’est pas l’exode, c’est place nette, circulez y’a rien à voir.

Si tu vas traverser la place Pey Berland, faut avoir le moral ! N’vas-y pas un jour pluvieux, un jour de déprime, tu vas rester en rade au milieu à la traversée du pas gai. N’vas-y surtout pas un jour de frite ou de pêche, ça va te filer la cerise. N’y va que si tu ne peux pas faire autrement.

Les lampadaires sont de facture béton garanti bien gris de bas en haut. Heureuse idée qu’ils soient si hauts car autrement on y trouverait des pendus tellement c’est triste. Au point que les horribles trémies blanches constituent, si l’on peut dire, la seule note de couleur sur cette pauvre place.

Je suis, à la réflexion, content de ne pas avoir enlevé le siège du Conseil municipal, cela m’évite de traverser la place, de croiser l’inénarrable « Chabandit », et d’attraper des rhuminimalismes. Et comme je ne bois pas du vin de messe, que je ne pratique pas l’anthropophagie avec l’Ostie et que je ne baigne pas dans le bénitier, tout va plutôt bien. La flèche me manquerait mais celle de Saint Michel est plus haute.

Impressions : solitude dans la ville, abandon, absence de vie. Comme si on avait confié aux pompes funèbres, sises sur la place, le soin de repeindre l’ensemble et d’exposer les pierres tombales en guise de bancs pour appâter le client. S’il te venait l’envie de t’asseoir, sûr que tu n’aurais pas l’idée d’aller sur ces parallélépipèdes à mourir, sans dossier et sans ombre.

T’as beau y aller en bande ou avec ta fiancée, t’as beau lui tenir la main, sa main reste froide même s’il fait soleil, c’est débandant Pey Berland. C’n’est pas comme ailleurs, t’es toujours tout seul au milieu. Tu vas tout droit, devant, derrière, de côté, c’est pareil, c’est gris, c’est gris là-bas, c’est gris ici. Tu te croirais descendre la rue Georges Mandel, pas à pied n’exagérons pas, ça c’n’est pas possible, mais en voiture, ou d’être à Mériadeck le soir ou le dimanche à croiser les rats sans les voir tellement c’est gris. C’est gris à mettre mal à laisse le ciel bleu qui s’excuse de ne pas rester gris et porteur de nuages. Le soleil lui-même, doré ailleurs, ici fait grise mine et semble s’ennuyer, taper pour rien.

Le tram arrivant sur cette place n’a pas le moral non plus et semble grosse limace grise-bleue, ou bleue-grise selon le temps, qui avance sur cette place grise, sans faire de bruit, sans éclat de couleur, genre lisse, je passe et je repasse, genre gros gris, escargot sur roulettes, on vous roule. Est-ce pour accommoder les restes du béton de Mériadeck qu’on a choisi le gris ?

Non, pour choisir le bleu du tram et le gris du sol c’est facile. Vous réunissez une commission d’élus et d’experts au début, d’experts et d’élus à la fin. Que des gens fonctionnaires payés pour cela ou élus, c’est dire largement payés, pour cela. Des hommes pour la plupart, et, pour la plupart d’entre eux, des hommes en costards cravates gris ou en costards cravates bleus ou en costards cravates gris-bleus. Cela s’appelle une commission de travail, ou de réflexion, ou les deux. Les travaux commencent. Questions simples : Quelle couleur pour le tram ? Quelle couleur pour le sol ? Et ça discute et ça discute, aux frais de la princesse, et ça se fait des pauses, et ça se goinfre au restaurant. Faut dire qu’avant même de réunir la commission les jeux sont faits. Une majorité se prononcera toujours pour du gris ou du bleu car ce sont les couleurs moyennes, plus petit commun dénominateur du goût moyen, comme la soupe de l’audimat à la télévision. Pas besoin de réunir une commission pour en arriver à cette misère mais cela fait démocratique. Avec mon tram couleur Bordeaux je fais figure de marginal, de dangereux anarchiste, jamais de costard cravate, que du noir de la tête au pied. Pas leur genre.

Cela dit le minimalisme présente un avantage car cela leur évite de faire de grosses bêtises et l’on pourra faire autre chose lorsque reviendra le temps des cerises, des gais rossignols et autres moqueurs… En attendant c’est gris !... 

A l’approche des élections le flot riant jaune, Florian aux abois, s’est fendu « d’arbres » qui cachent l’affolé, en pots devant la mairie pour faire oublier cette misère.

La fine équipe Chaban-Martin-Juppé-Florian, qui a étouffé la ville 75 ans durant, excusez du peu, s’est loupé Mériadeck, s’est loupé le Grand Parc, s’est loupé le Palais des sports, s’est loupé la Cité du vin, s’est loupé le Château Descas, s’est loupé Bordeaux capitale culturelle de l’Europe, s’est loupé la Cité Municipale, s’est loupé le logement, s’est loupé la propreté, s’est loupé Bacalan et j’en passe… Là, avec les trémies loupées, le pavage de la cour de la mairie loupé et la place Pey Berland loupée, on atteint des records au mètre carré !

Apothéose et dallage loupé, trop glissant, rue Sainte-Catherine.

Laisse béton camarade, politique grise qui vaut que dalle.

Il était grand temps de passer au vert et pas de gris.    Mai 2018